Entre tous nos prétendus intellectuels, et pas seulement les poujadistes refoulés de chez « Libé », la tentation de nier la barbarie est irrépressible. Voici donc une « discussion dirigée » ou dissertation entre Raphaël Enthoven et le professeur de philosophie Claire D* (Arte le 13 mars 2016), mais dans une retranscription à la fois parodique et ironique :
_ ...Toutes les cultures se valent-elles, ma chère amie ? Le danger n'est-il pas de se prendre pour « le centre du monde » à la façon de certains qui disent : « ils ne peuvent pas parler français comme tout le monde ? ».
_ Le discours est alors ethnocentré, mon cher Raphaël. La question à se poser est de savoir s'il est possible de s'évader de sa propre culture pour appréhender sérieusement des cultures étrangères.
_ Nous allons le voir... Premier diptyque : sur une photo récente, des islamistes de Daech tranchent la tête de leurs prisonniers sur une plage, c'était en 2015 je crois tandis qu'à côté, sur le second volet, des avions de chasse de la coalition décollent pour aller bombarder un pays arabe : l'Irak. Qui est le plus barbare ? Mettons que je sois un imbécile convaincu de ce qu'il pense et que j'ai ces deux photos sous les yeux, je parle au nom de ma culture tout en croyant parler objectivement et cela donne : « Qu'est-ce que c'est que ces barbares, ces animaux qui égorgent des hommes, parce que ces gens là, madame, ce sont des monstres tandis que là, sur le porte-avion, nous sommes en pleine civilisation ! ». Bon, je joue au con bien sûr...
_ Oui, il faut commencer par prendre le point de vue le plus imbécile : en effet, ce qui saute aux yeux, c'est le caractère primitif de l'islamiste-fondamentaliste avec son grand couteau mais qui apparaît plus proche d'une nature originelle, contre la sophistication de l'armement et l'élégance du pilote de chasse dans son avion profilé. Cependant, il n'est pas évident que le militaire qui appuie sur des boutons pour tirer des missiles soit supérieur à l'islamiste avec son sabre, une arme forgée qui fait référence à un art de la guerre très ancien, ou même au guerrier dans son pick up équipé d'une mitrailleuse lourde.
_ Pas plus, pas moins barbare, ma chère...
_ Et quand bien même, monsieur Enthoven, celui qu'on appelle le « barbare » est d'une certaine façon plus avancé, moins corrompu, plus spirituel en somme que le pilote de chasse qui représente notre civilisation ! Dire le contraire au nom de son occidentalisme est arrogant et grotesque. Par contre, le jugement des « Lumières » du temps de Rousseau qui idéalise un homme en harmonie avec la nature est faux puisque le barbare est en somme pas moins évolué : c'est notre point de vue occidental qui nous empêche de le voir !
_ Le barbare n'est pas forcément celui qu'on pense, une fois qu'on a donné sa chance à cette thèse... Et sur le second diptyque, est-ce que je fais l'occidental borné si je dis : quand même, ce sauvage qu'on voit ouvrir sa victime dans une vidéo de propagande pour lui manger le cœur, c'est ignoble, c'est atroce, comment ne pas le juger et l'exclure de la sphère de l'humanité, lui qui mange de la chair humaine ?
_ Je vous réponds « oui », vous avez tort d'un certain point de vue monsieur Enthoven puisqu'être « relativiste » permet d'affirmer à priori l'égale valeur de toutes les cultures ! Il est impossible dans le relativisme, par définition, de juger une culture étrangère du point de vue de la sienne.
_ C'était encore pour jouer au con... Montaigne ne dit-il pas, si je traduis sa pensée en correspondance avec l'actualité, qu'il y a plus de barbarie à torturer à mort des hommes, par exemple dans un camp à Guantánamo, ou à les faire exploser avec des missiles qu'à leur trancher la gorge, à les noyer ou à les brûler vif dans des cages au nom d'un idéal spirituel ? Les islamistes-égorgeurs sont peut-être barbares mais alors les occidentaux le sont encore plus qui bombardent sans arrêt ces pays et tuent des innocents... L'islamiste a au moins l'excuse de sa culture quand le pilote d'avion de chasse tue tout le monde sans discernement, y compris les femmes et les enfants, sur un ordre quelconque provenant d'un QG lointain... Avançons et détaillons sur le diptyque suivant une peinture ancienne où l'on voit un enfant échappé du ventre carbonisé d'une pauvre femme, brûlée vive comme hérétique sur un bûcher dressé par l'inquisition... j'aime cette image tout à fait explicite...
_ Oui, en dénonçant l'inquisition Montaigne « relativise » l'accusation formulée des occidentaux contre les « sauvages » en mettant en face une barbarie au moins aussi grande, ce qui est un remède au dogmatisme et à l'ethnocentrisme.
_ Montaigne est tellement relativiste qu'il relativise son relativisme...
_ Vous pouvez le dire, monsieur Enthoven.
_ Et comme dirait Pierre Desproges : « Je suis tellement sceptique que j'ai un doute sur mon propre scepticisme. »...
_ Que d'esprit monsieur Enthoven, et ce n'est pas être négationniste que de réfuter ainsi une certaine conception de la barbarie : on est toujours le barbare de quelqu'un d'autre ! Comme dirait Montaigne de nos jours, c'est bien pire de bombarder aveuglément un camp de Daech que d'égorger un homme par conviction religieuse car cela a plus de sens.
_ Vous avez raison ma chère, le seul critère que s'autorise Montaigne dans ses « Essais », n'est-ce pas le « bon sens » ? Il explique en son temps qu'il est moins brutal pour un cannibale de rôtir un homme parce qu'on ne peut pas douter de la nécessité de manger... mais Montaigne fait une hiérarchie dans le relativisme et c'est très étrange...
_ C'est là l'écueil du relativisme, qui n'est pas entièrement satisfaisant. On devrait s'interdire de porter tout jugement moral sur n'importe quelle pratique ou n'importe quelle croyance, comme par exemple la coutume de lapider les femmes adultères, de couper les mains des voleurs ou d'égorger les mécréants.
_ Vous n'allez pas juger votre voisin qui pratique l'excision sur ses filles !
_ Évidemment « non » puisque c'est sa coutume, monsieur Enthoven, sinon je suis ethnocentriste ! Après, c'est le serpent qui se mort la queue car en relativisant il faudrait tolérer dans notre pays le juge, le flic, le nationaliste, le fasciste, le raciste, le moraliste, le chrétien, le médecin, le chirurgien, la sage-femme accusatrice, le journaliste délateur, l'observateur trop délicat, l'emmerdeur patenté, le jouisseur contrarié, tous les Français d'extrême-droite ainsi que tous les intolérants, mais ils sont trop nombreux ! Une culture sera « civilisée » si elle reconnaît une dignité ou une valeur à une culture étrangère et on pourrait ajouter une clause d'ouverture sur le genre humain : la laïcité doit être, et c'est ma conviction, la condition de la coexistence même des religions dans la société.
_ En somme, la France n'est pas tellement civilisée quand elle impose son point de vue. De plus, une culture qui revendique une religion prétend détenir une vérité que les autres n'ont pas et nous affirmons beaucoup trop nos racines chrétiennes...
_ Nous ne sommes pas impartiaux et nous faisons le contraire de la laïcité qui doit recevoir toutes les religions, ce qui est la condition formelle de la coexistence des religions. Il vaudrait mieux une laïcité vide d'esprit qu'une chrétienté pleine de suffisance : préférons la forme au fond !
_ Et quand la laïcité s'en prend au menu des cantines ou à la viande halal, elle sort de son rôle et redevient religion chrétienne ! Quand j’enseignais la philosophie, j'ai pris en défaut sans le vouloir une de mes élèves musulmanes : si le port du voile intégral est tout à fait justifiable dans la sphère privée en tant qu'attribut d'une religion, il est plus difficile à justifier quand il répond à un jugement de valeur morale comme de dire : « c'est indécent pour moi de porter une minijupe » car cela revient à de l'ethnocentrisme... Alors, « comment être laïc » est une question à se poser dans un pays et je parle de la France, qui a ambition universelle... Mais pour finir, quelle conclusion offrir à cette dissertation ?
_ Pour conclure, monsieur Enthoven, on n'est pas obligé de « trancher à vif » dans sa dissertation en classe de Terminale... On pourra simplement émettre des doutes sur la « laïcité » qui est peut-être encore une forme d'ethnocentrisme mais aussi sur la volonté des armées, sur la morale chrétienne et sur l'arrogance de la civilisation occidentale à s'ériger en modèle.
_ Voilà comment on peut défendre les cultures différentes pendant l'épreuve du baccalauréat en posant les bonnes bases, avec un solide argumentaire et en émettant des doutes raisonnés et raisonnables quant à la laïcité, indépendamment de tous préceptes religieux !
_ Merci monsieur Enthoven !
Bien sûr, on pourrait objecter à notre philosophe des plateaux télé que la barbarie moderne n'a rien à voir avec quelques tribus primitives. De fait, il faut parler d'une « nouvelle barbarie », celle des massacres de masse comme celle des exécutions une à une filmées par des mercenaires-assassins. Ces barbares sont armés pour les guerres modernes, très bien équipés, bien informés et souvent éduqués à la mode occidentale. Ils ont le choix de leurs armes et quand ils choisissent le couteau pour égorger plutôt que la kalachnikov pour tuer à bout portant, c'est pour ritualiser leurs crimes et propager la terreur. Ils connaissent parfaitement les faiblesses de la civilisation occidentale à laquelle ils se réfèrent à regret mais ils nous menacent directement en prétendant imposer une « culture concurrente » avec tous ses excès : c'est souvent du sectarisme pur dans un monde clos (au départ le cercle familial, puis le village et la ville) avec d'anciennes lois religieuses remises au goût du jour. Ils se retranchent derrière des préceptes pour lutter contre l'évolution débridée de notre société (contrairement aux geeks qui font de l'évolution technique leur religion). D'ailleurs, ces « barbares » nous sont tellement proches qu'ils peuvent se couler aisément dans notre entourage en « sous-marin », d'où ils préparent leurs attentats criminels.
La clés du discours de monsieur Enthoven pour contester le constat de « barbarie » est l'ethnocentrisme, soit un racisme déguisé contre « la culture de l'autre » . Il imite Claude Lévi-Strauss qui encourageait au 20ème siècle l'idée nouvelle que ceux que nous osons qualifier de « primitifs » détiennent un savoir ancestral, naturel et originel en concurrence avec notre culture occidentale dévoyée. Hélas, si cette idée est lumineuse pour l'ethnographe qui observe les dernières tribus primitives d'Amazonie ou de Nouvelle-Zélande quand elles tentent de survivre dans une forêt primaire en mangeant de temps à autre de la chair humaine fumée au feu de bois, elle ne peut pas justifier les barbares de Daech au Moyen-Orient qui envahissent lourdement armés des territoires, pillent, torturent, détruisent à la façon d'Attila : « Là où passe mon cheval, l'herbe ne repousse pas ».
Toute l'analyse d'Enthoven est donc à mon sens périmée, d'un autre temps, hors contexte et hors sujet, ce qui est bien dommage pour un enseignant en philosophie. Ce positionnement inadéquat autant que prudent résume l'incohérence de nos intellectuels.
(Petit précis de philosophie spongiforme, LJ 2016)
* Claire Delnatte (Philosophie, Arte le 13 mars 2016)
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